Un livre d'Olivier Lefebvre aux éditions L’Echappée paru en 2023. Une notre de lecture pour la revue PRATIQUES, Les cahiers de la médecine utopique, n° 102 sorti en septembre 2023
Pour Olivier Lefebvre, il semblerait que les ingénieurs creusent nos tombes en participant à ce que l’industrie pense avoir de meilleur à nous proposer. Toujours plus de technologie au nom de prétendus allègements, facilités, rapidités…
Emu par le mouvement des gilets jaunes, troublé par les mobilisations pour le climat et par cette phrase de sa compagne : "De toute façon, tu ne l’aimes pas ton métier", l’auteur s’interroge sur ce qui le maintient là, où, au fond, (c’est le cas de le dire) il ne veut pas rester. Le discours des étudiants d’Agro-ParisTech en 2022 appelant à "bifurquer" et à ne pas rejoindre les "jobs destructeurs" lui a donné des forces. Et voilà qu’apparaît une dissonance cognitive qui se transforme en intention, en projet politique.
Olivier Lefebvre travaillait à la conception de robots (véhicules) autonomes et côtoyait les bullshit jobs théorisé par David Graeber.
Pourquoi les ingénieurs ne désertent-ils pas pour mettre leurs compétences au service d’autres logiques que celle de l’extension du capitalisme ?
Olivier Lefebvre, a ressenti le malaise de la dissonance cognitive des complices bien payés et choyés par le pouvoir de la finance. Il n’y a pas que les ingénieurs qui supportent de telles expériences insoutenables. C’est une épidémie. On est bien partis pour s’embourber.
La dissonance cognitive est un état de contradiction entre des idées ou des valeurs et un comportement. Une source de souffrance psychique. On cherche alors à réduire la contradiction selon le principe d’un besoin de cohérence.
« Alors que les raisons de s’inquiéter de la dégradation de l’environnement sont toujours plus nombreuses et toujours mieux documentées, alors que les discours alarmistes ont envahi le paysage médiatique, les affaires continuent : le fameux "business as usual" domine toujours. »
L’argumentaire rebondit sur les concepts d’aliénation, de soumission, de domination, de rapports de pouvoir, d’épanouissement empêché… quand ce n’est pas d’une révolte empêchée. Les gilets jaunes qui scandaient : « On est là ! » en attestent.
Les revenus confortables des ingénieurs empêchent toute réflexion critique. Parfois le cynisme et à la mauvaise foi sapent les bases sur lesquelles pourrait se fonder une éthique.
Pour Olivier Lefebvre, l’objectif n’est pas de faciliter la sortie de la cage dorée des ingénieurs, mais de compliquer la vie à l’intérieur de la cage, de générer la détestation du dedans. D’écailler la peinture dorée de leurs barreaux. D’amplifier la dissonance cognitive en dégradant le confort de la cage. Car chercher à convaincre que la liberté dans la cage n’est pas une liberté authentique, est voué à l’échec. Vaste projet politique
Il faut démontrer que les arguments sur lesquels la dynamique de l’innovation technologique fonde sa légitimité sont fallacieux. Il faut convoiter des modes de vie soutenables, des utopies qui proposent de matérialiser le romantisme et non une romantisation du matérialisme (pour ne pas tomber dans une idéalisation des alternatives). Viser des formes d’autonomie matérielle et politique, des espaces libérés, des lieux d’expérimentations et de créations d’autres formes de vie. Il faut déserter d’une situation d’impuissance politique et d’une résignation à coopérer malgré soi avec le technocapitalisme. Rompre avec une trajectoire sociale censée mettre à l’abri du besoin.
Il ne s’agit pas de déserter du "système", encore moins de la société, mais « d’euthanasier la bourgeoisie » pour le dire façon J. M. Keynes.
D’où leur vient, à ces ingénieurs, la conviction qu’ils participent au bien-être de l’humanité, quand leur fonction nous précipite dans la gueule grande ouverte du néolibéralisme qui n’a que faire de l’avenir de la planète, sauf à justifier l’injustifiable en élaborant des raisonnements de greenwashing pour nous faire avaler des couleuvres et applaudir le pathétique spectacle d’une course en avant ? Et ce n’est pas le concept de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) qui remettra en cause la finalité de l’entreprise (ce qu’elle produit) ni le fonctionnement de l’économie… Car pendant que certains érigent des potences, d’autres calculent le coût des cordes.
Si les vomissements ont cessé le jours où l’auteur a quitté l’entreprise, c’est bien le signe que son corps l’alertait quand son esprit se résignait à tenir encore longtemps.
Lionel Cagniart-Leroi
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