Article paru dans la revue
Faire autrement pour (se) soigner
Pour soigner le travail, il faut le définir. Pour comprendre si on soigne les individus ou le travail lui-même, il faut connaître le cadre légal de la prévention de la santé physique et mentale des salariés. Car le travail est d’abord affaire collective et l’investissement individuel subordonné.
Les ergonomes ont été les premiers à avoir mis au jour l’espace entre le prescrit et le réel, la tâche et l’activité, soit ce qu’on demande de faire au salarié et ce qu’il réalise pour y parvenir. Ce qui permet cette formule en guise de définition : le travail est ce que l’on fait et qu’on ne nous demande pas de faire, pour parvenir à faire ce qu’on nous demande de faire. Cela vaut pour tout le monde ! Toutes les fiches de postes indiquent une liste de tâches à accomplir. Aucune ne précise comment y parvenir. C’est l’engagement du salarié qui permet de réaliser le travail demandé, sa volonté de mettre au service de l’entreprise plus que ses compétences professionnelles : son intelligence pratique, sa subjectivité singulière, sa débrouillardise, son style personnel. Mais que ciblent les entretiens d’évaluation, puisque le travail est invisible à la hiérarchie ? Juste l’atteinte des objectifs. Le travail réalisé. Pas le réel du travail. D’où l’idée un brin perverse de l’autoévaluation dans un système où la confiance est rarement de mise.
Quand on demande à une équipe de soignants de s’occuper des résidents d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes afin qu’ils soient prêts à l’heure du déjeuner, rien n’indique ce qu’il faudra faire pour que l’objectif soit atteint. Même si une série de tâches est planifiée, il manquera toujours la prescription en réponse à un inattendu qui se présentera forcément. Une douche cassée. Une panne d’eau chaude. Un membre de l’équipe absent et non remplacé. Une coupure de courant. Un manque de matériel… Et pourtant, bien souvent, quoi qu’il arrive, l’engagement du personnel et ses ingéniosités parviendront à résoudre et à surmonter les imprévus. Comment ? C’est bien là la question. C’est bien là que se jouent le bonheur ou le malheur du salarié, de son chef, du service, de l’entreprise… Se comprendre ou s’ignorer ? C’est dans cet espace souvent invisible, indiscuté, que s’élabore l’architecture de la souffrance, du plaisir, des tiraillements, des luttes de pouvoirs, des reconnaissances éventuelles, des coopérations possibles ou impossibles.
Il fallait préserver la ressource humaine pour permettre à l’économie de continuer de l’utiliser sans en manquer, le risque étant grand de laisser tomber les hommes et les femmes au travail sans les protéger. Il fallait se prémunir des atteintes à la santé en instituant des principes de prévention. Pour soigner le travail ? Pas sûr.
La Directive Européenne – Directive-cadre 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 – transposée en droit français en 1991, avec ses décrets d’applications parus en 2001, a pour objet l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs. Elle stipule que l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Elle énonce des principes généraux de prévention : éviter les risques, les évaluer, les combattre et adapter le travail à l’homme. […] Planifier la prévention… Prendre des mesures de protection collectives et individuelles… Donner des instructions appropriées… Elle impose à l’employeur de transcrire et mettre à jour dans un document unique – à disposition des salariés – les résultats de l’évaluation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs. Ces textes sont accessibles en ligne en annexe du livre de Marie Pezé, Rachel Saada et Nicolas Sandret : Travailler à armes égales.
Que font les entreprises pour rédiger le document unique par exemple ? Certaines font appel à des cabinets de consultants dont les préconisations s’abattent sur les salariés. D’autres travaillent en interne les questions de prévention avec les salariés en leur permettant d’interroger l’organisation du travail. C’est plus rare.
Le libéralisme et l’économie de marché considèrent la rentabilité comme première et l’humain à leur unique service. Pour soigner les maux du travail, il nous faut choisir entre les vendeurs et les passeurs, ceux qui paralysent ou confisquent le pouvoir de penser et d’agir et ceux qui permettent aux collectifs et aux individus de retrouver le goût de son exercice.
On pourrait faire un parallèle avec les entretiens d’évaluation où on demande aux salariés d’être intuitifs, audacieux, réactifs, autonomes et responsables alors qu’on leur impose au quotidien des procédures, protocoles, méthodologie et autres « bonnes pratiques ». Autrement dit, comme l’écrit Danièle Linhart dans Le Monde Diplomatique de juillet 2017, des manières de faire abstraites et uniformes, concoctées par des consultants experts loin des contraintes du terrain.
Sans compter les abus de langage et autre novlangue pour éviter d’y voir clair et faire avaler des couleuvres aux salariés. On est passé par exemple des « Plans de licenciements » aux « Plans de sauvegarde de l’emploi »… Un séminaire organisé par le collectif CGT Travail et émancipation s’est tenu en mars 2018. Le sujet portait sur « Le langage au travail comme élément des rapports de force ». Sarah Delattre évoque dans le numéro du magazine La CGT ensemble paru en mai 2018 cette novlangue qui s’est imposée dans le travail, camouflant mal une violence sociale et un management désincarné. Quand des consultants préconisent que le salarié doit s’adapter à une organisation jugée pertinente (par qui et pourquoi ?), ils empruntent le langage de la valeur pour convaincre. Positivité, flexibilité, adaptabilité, réactivité, disponibilité… Pour Pascal Chabot, les personnes qui élaborent et usent de ce langage se trompent de concept. Les valeurs sont plus susceptibles d’interprétations différentes que les termes de la novlangue du management. Car il s’agit d’ordres déguisés, de contraintes rebaptisées qui n’auraient certainement pas inspiré les salariés d’un atelier réunis pour discuter de l’organisation de leur travail. Les préconisations de certains consultants penchent plus du côté de l’adaptation de l’homme au travail que de l’adaptation du travail à l’homme telle que voulue par la directive Européenne. L’adaptation parfaite se révèle en définitive frustrante et harassante. On accable les travailleurs au lieu de soigner le travail. Certains cherchent donc à sortir de l’impasse.
Le sociologue Bernard Friot, dans Émanciper le travail, en 2014, envisage une solution aux confins du politique et de l’économique en imaginant une souveraineté populaire sur l’économie, autrement dit en faisant des travailleurs les propriétaires des moyens de production. Il s’agit d’en finir avec les luttes défensives – Le Monde Diplomatique de novembre 2017 –, car « la classe dirigeante ne tire sa puissance que de la maîtrise du travail. Conserver cette maîtrise l’obsède : sans elle, pas de profit ».
Danièle Linhart imagine, elle, « un salariat sans subordination ». Partant de la revendication des chauffeurs « indépendants » d’Uber d’une requalification de leurs liens avec la plateforme numérique pour bénéficier des droits sociaux liés au contrat de travail, elle développe l’idée que la subordination individualisée et personnalisée étant de plus en plus difficile à supporter, il faudrait conserver les aspects positifs du salariat, tout en le libérant de la dimension aliénante de la subordination incluse dans le contrat de travail.
En attendant ces éventuels renversements de paradigmes, d’autres se proposent de faire avec l’existant sans attendre d’hypothétiques lendemains qui chantent. Marie Pezé, responsable du certificat de spécialisation en psychopathologie du travail créé au CNAM en 2008 par Christophe Dejours, milite pour que les salariés s’approprient les règles et le cadre du travail. Elle propose, sur son site Souffrance et travail, des outils de compréhension et des solutions concrètes en réponse à des souffrances trop souvent silencieuses. Dans le réseau de consultations mis en place, les praticiens permettent aux patients de déconstruire, de comprendre les mécanismes dont ils ont été l’objet, et ainsi de reconstruire leur compréhension de la situation.
Des chercheurs comme Yves Clot ou Christophe Dejours développent depuis longtemps des concepts et des théories susceptibles de soutenir les actions des psychologues pour endiguer la souffrance au travail. Il en est ainsi de la clinique de l’activité comme de la psychodynamique du travail. Soigner le travail autrement relève d’un intérêt porté à l’organisation plus qu’à des fragilités individuelles, même si la psychodynamique reconnaît qu’il s’agit d’une rencontre entre une psychologie individuelle singulière et une organisation sociale particulière. Pour se repérer, on peut se reporter au livre de Christophe Dejours et Isabelle Gernet.
La clinique du travail s’intéresse à la distance entre la tâche et l’activité. Elle reconnaît la centralité du travail comme activité matérielle et symbolique constitutive du lien social et de la vie subjective, selon Dominique Lhuillier. Elle porte son attention prioritairement aux situations concrètes de travail et à l’analyse de la demande formulée par les collectifs, la commande étant formulée par les hiérarchies. L’intervention vise la double articulation qui consiste à comprendre pour transformer et transformer pour comprendre l’irréductible décalage entre la tâche et l’activité notamment.
J’ai le souvenir d’un échange entre pairs lors d’une rencontre pour des analyses de pratiques dans un établissement pour personnes handicapées. En l’absence de la hiérarchie, c’est en confiance que le collectif évoque le réel du travail. C’est en décortiquant ce qui est fait concrètement, empêché ou reporté, ce qui interroge, crée du doute ou de la peur, que les salariés élaborent des solutions. Celles-ci pourront être rediscutées plus tard, mais en attendant, ces solutions partagées éloignent de la solitude en construisant des pratiques susceptibles de s’inscrire dans les représentations, les savoirs et les techniques du métier et qui permettent de souder le collectif autour d’investissements professionnels.
Voici un type d’inattendu rencontré. Il est assez transversal à d’autres métiers, puisqu’il relève à la fois des rapports sociaux et d’investissements personnels qui poussent à se substituer aux moyens manquants dans l’entreprise. Une éducatrice en période d’essai s’effondre en disant qu’elle n’y arrive pas, même en travaillant tard chez elle le soir. Elle offre donc du temps à son employeur sans que celui-ci le lui ait demandé. Et de surcroît, elle se met en état de stress. Ce qui va l’empêcher de raisonner, de penser rationnellement le malaise qu’elle éprouve. Sa hiérarchie lui demande de rédiger des rapports, des projets… L’inattendu ? Elle n’a pas d’ordinateur au bureau ! Croyant bien faire et n’osant rien demander, elle utilisait son propre ordinateur. Ce n’est pourtant pas à l’employée de s’adapter à la déficience de la structure, de fournir le matériel et de faire des heures supplémentaires non rémunérées. C’est donc, portée par les avis du groupe, soutenue par le sentiment d’appartenir à un collectif, qu’elle a osé présenter un document rédigé au stylo. Et qu’arriva-t-il une fois l’émotion dépassée à la fois par la chef et son éducatrice ? Un ordinateur fut livré dans la semaine !
La clinique du travail ouvre des perspectives alternatives, car la vie n’est ni ajustement à des normes, ni l’adaptation à des contraintes extérieures, artificiellement créées par des experts. Il y a une différence entre l’appropriation de savoirs professionnels issus du milieu, acquis en formation par exemple et le développement de savoirs collectivement construits au regard des inattendus rencontrés sur le terrain professionnel. Ces derniers poussent à développer l’activité du côté d’un modèle en adéquation avec la définition par les travailleurs eux-mêmes de ce qu’est un bon boulot. On est donc bien là « du côté de l’invention de normes et de la création » au sens de Canguilhem.
La clinique du travail vise le développement des possibles individuels et collectifs, l’exploration de ses conditions comme de ses processus. Et cela, avec les travailleurs, pas sans eux. A eux d’imaginer les adaptations nécessaires aux inattendus du travail réel. Pas aux experts et autres prescripteurs de « bonnes pratiques » de dire comment les travailleurs doivent s’adapter.
Il semble que cela va dans le sens de la Directive européenne citée plus haut, trop peu commentée, partagée, appropriée et qui vise notamment l’adaptation du travail à l’homme et non l’inverse. Cette directive offre du sens, de la matière, des repères pour tenir et défendre le mieux qu’il sera possible une posture à l’avantage de chacun et chacune des salariés. Reste à ne pas se laisser aveugler par les artifices et les chiffons rouges agités pour faire oublier ce cadre que le pouvoir ne peut abolir tant que la France fait partie de l’Europe.
Bibliographie
G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 2013.
P. Chabot, Global burn-out, Paris, PUF, 2017.
Y. Clot, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La Découverte et Syros. Paris, 1998.
C. Dejours et I. Gernet, Psychopathologie du travail, Issy-les-Moulineaux. Elsevier-Masson, 2012.
D. Lhuilier, Cliniques du travail, Toulouse, Ères, 2008.
M. Pezé, Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Paris. Flammarion, 2010.
Article de Lionel Leroi-Cagniart publié dans
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