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Se faire entendre à la fin ?

Dernière mise à jour : 13 déc. 2021


 

Article de Lionel Leroi-Cagniart paru dans la revue Pratiques Cahiers de la médecine utopique n°89, mai 2020 : Manifestons-nous

 

Pour comprendre la souffrance au travail, deux voies sont possibles. Le cœur du travail et son contexte. La première relève de la connaissance intime qu’en ont les travailleurs. La deuxième se loge dans les contradictions manifestes entre l’engagement et son exploitation.

Quand deux aides-soignants se tapent dessus sans pudeur et sans retenue, en plein service et devant tout le monde, professionnels et résidents, ce symptôme en dit long sur la maltraitance institutionnelle des salariés. Pour d’autres, ce n’est qu’un problème individuel, particulier, personnel. L’analyse nous pousserait presque à considérer qu’il faudrait choisir son camp.

Quand j’entends dire que le problème vient des personnes qui ne savent pas se contrôler, que c’est une faute professionnelle qu’il faut sanctionner, d’emblée je me dis qu’il va être difficile de faire entendre un autre point de vue, une autre façon d’analyser. Je tente quand même.

Le malaise ne vient pas des personnes, mais des conditions pathogènes issues d’une organisation toxique du travail dans lesquelles elles se retrouvent. L’organisation prescrite ne laissant aucun temps d’élaboration pour la co-analyse, le métier se meurt et les solutions relèvent de la raison du plus fort. L’impossibilité de bien faire ensemble, issue du collectif empêché, épuise les ressources contenues dans des formes de reconnaissances qui ne se retrouvent pas.


Cornaquer les bœufs et libérer les hommes

L’organisation du travail constitue une des prérogatives de la hiérarchie. Dans celle-ci se niche une volonté de maîtriser, de commander, d’exprimer son autorité. Souvenez-vous du fameux bureau des méthodes… qui indiquait comment produire un maximum en un minimum de temps, voire de gestes, et si possible en silence pour ne pas se distraire. Il est devenu comme allant de soi que la direction se doit d’organiser le travail. Mais comme il est plus difficile de commander des hommes que des bœufs, et moins pratique que des machines, il a fallu trouver le moyen de les rendre Libre d’obéir (selon le titre du livre de Johann Chapoutot paru en janvier de cette année) pour mieux les cornaquer.

Après le pouvoir d’organiser, le pouvoir de sanctionner. Le lien de subordination contenu dans le contrat de travail rappelle suffisamment le rapport de dépendance de l’employé envers l’employeur. En effet, ce contrat n’a pas grand-chose de librement consenti. L’un possède, l’autre pas, surtout si l’on regarde du côté des moyens de production. Le propriétaire achète donc les compétences de l’homme au travail et se dit : il est à moi de telle heure à telle heure. Je le dirige et peux le commander de deux façons. Jouer de mon autorité contractuelle ou inciter à la collaboration. Parfois, je suis dans un entre-deux qui se prend les pieds dans le tapis de la logique. Je collabore ou je domine. Faut choisir.


Le cœur du travail, sa connaissance intime, n’est accessible qu’à ceux qui l’exercent. Là-dessus, se dit le boss, je ne peux pas grand-chose avec l’autorité de papier. Je peux juste créer des conditions pour favoriser la servitude volontaire. De plus, vouloir organiser le travail à la place des travailleurs jusque dans les moindres détails est une gageure. Une part échappera toujours à la hiérarchie. Même en faisant « copain copain » sur le mode : « Je vous fais confiance. Prenez des initiatives. Organisez-vous. Soyez autonomes et responsables. » Rhétorique de jésuite ! Certains se laissent prendre au piège de « l’ambiance cool et du mou dans l’organisation qui s’accompagne d’un durcissement des objectifs à atteindre » (Alain Obadia, n° 1 de la revue trimestrielle TAF de janvier 2020). Comme l’écrit Danièle Linhart, dans un article du Monde Diplomatique de janvier 2020 intitulé « Pas un jour de plus au travail » : « Le management a cherché à rendre la subordination invisible par un appel solennel à l’esprit d’initiatives. »

Johann Chapoutot, quant à lui, nous rappelle que « les hauts fonctionnaires du IIIe Reich ont beaucoup réfléchi aux questions managériales, car l’entreprise nazie faisait face à des besoins gigantesques en termes de mobilisation des ressources et d’organisation du travail. Ils ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail par la joie qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui, à l’heure où l’" engagement ", la " motivation " et l’" implication " sont censés procéder du " plaisir " de travailler et de la " bienveillance " de la structure.

Assuré de l’autonomie des moyens, sans pouvoir participer à la définition et à la fixation des objectifs, l’exécutant se trouvait d’autant plus responsable – et donc, en l’espèce, coupable – en cas d’échec de la mission. »


Le rêve du comptable et la tendresse du gendarme

J’entends parfois qu’on me réplique : elle a bon dos l’organisation. En miroir de cette courte vue faisant suite à des conflits interpersonnels observés, tels que les deux aides-soignants plus haut, j’aurais tendance à répondre que c’est un peu facile de s’en prendre aux individus fragilisés par une organisation faite d’injonctions contradictoires et qui n’a pour but que de répondre aux impératifs du chiffre, sans se soucier du versant humain de l’engagement au travail. Et là, ça commence à décrocher. De quoi parle-t-on ? Des conséquences d’un ultralibéralisme qui avance masqué, mais aux conséquences de moins en moins dissimulées. En effet, il faut une bonne dose de références culturelles pour convenir que le sens du monde qui nous dirige a renversé un des paradigmes majeurs : la gouvernance générale n’est plus orientée vers le service des humains. Le monde libéral nous a fait basculer dans une gouvernance par les nombres pour les nombres, avec l’humain au second plan. Alain Supiot démontre dans son livre La gouvernance par les nombres comment la loi n’est plus élaborée au service des hommes, mais au service du nombre au sens capitaliste et technocratique. Si le travail pouvait se faire sans l’homme, ce serait le pied pour les tenants d’une société totalement automatisée.

L’ultime rêve de certains serait-il en train de s’élaborer sous nos yeux ? Et si la société n’était que chiffres sans état d’âme d’humains ? Et pourquoi pas Le travail sans l’homme ? comme le titre un des livres d’Yves Clot, professeur de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) ? Quand l’organisation du travail est réglée pour être au service du bon boulot, définie par celles et ceux qui le réalisent, elle laisse peu de place aux conflits sans destin, aux passions tristes, symptômes débordants. Idéalement, cette organisation-là a prévu des espaces d’élaboration, à tout le moins du collectif pour qu’émergent de ces conflits des solutions au service de la vie bonne.

Mais de la vie bonne, le nombre n’a que faire. Surtout celui qu’on retrouve dans l’expression du bénéfice au sens comptable.


Avec quelques outils pour penser autrement qu’en ultralibéral, on peut commencer à imaginer quelques solutions pour retourner le sablier qui ne mesure que le temps sans se préoccuper de son contenu humain (le plaisir de faire des choses bonnes au service des autres).

Prenons l’exemple de cette infirmière réquisitionnée dans la nuit du 28 mai 2019 par des gendarmes pour contrecarrer une fronde dans le service des urgences de l’hôpital de Lons-le-Saulnier à bout de souffle. Comme dirait l’autre : I have a dream. Révolté par le procédé, j’ai rêvé que cette infirmière, ramenée de force dans son service, s’allongerait sur le sol au milieu des patients et déclarerait : « Vous avez réquisitionné mon corps, pas ma volonté. Je ne bouge plus. Je préfère mourir que de cautionner ce système. » L’acmé du rêve serait les voix des patients qui, tous en chœur, lanceraient : « On vous soutient. On vous suit. Plutôt mourir avec elle que de la voir nous soigner de force. »


J’ai en tête cet extrait d’interview de Christophe Dejours intitulé « La domination au travail est beaucoup plus dure qu’avant » paru en octobre 2018 sur le site du journal belge l’Écho : « … les stratégies de déni ont un effet de désensibilisation qui conduit à une banalisation de l’injustice : si je nie ma propre souffrance, je ne peux pas reconnaître celle des autres. C’est un retournement sinistre : pour tenir individuellement, on aggrave le malheur social.

Dans ce contexte, on peut se demander si un tel système ne risque pas de s’effondrer – puisqu’il ne fonctionne que par le concours des travailleurs. Les cas d’effondrement moral existent. Durant la guerre du Vietnam, par exemple, des régiments entiers ont dit : " Fini ! On n’avance plus ! ", quitte à être tués – quand ils ne tuaient pas leurs propres officiers. En entreprise, si l’exigence de performance devient insoutenable, le risque d’effondrement collectif existe aussi.


Le jour où un tel événement se produira dans un hôpital, les chantres de la gouvernance par les nombres auront du mouron à se faire. Pour le coup, l’expression galvaudée par les roitelets de la politique, « renverser la table », aura du sens, et certainement beaucoup plus d’avenir au travers d’une autre manière de manifester et de se faire entendre.


Lionel Leroi-Cagniart



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