Article de Lionel Leroi-Cagniart paru dans la revue
Tout le contraire !
Le patient à l’hôpital peut se sentir tout petit. Il peut aussi lui sembler parfois qu’on trahit sa confiance en la science et dans la relation humaine qu’elle semble ignorer.
Prévenir. Être prévenant. Annoncer, déclarer la bientraitance en somme. Il y a comme un hiatus entre les bonnes pratiques énoncées par des agences comme l’ANESM (l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) et les réalités de terrain. De quelle meilleure place peut-on rendre compte de la violence des rencontres dans un système de soin qui peut rendre fou ? De celle du patient encore capable de s’exprimer.
Ce n’est souvent pas grand-chose. Juste une part d’humanité qui se délite quotidiennement. Trois petits exemples :
Dans une chambre d’hôpital public, le patient revient d’une opération bénigne. Une appendicite. Il se repose. Une agent de service entre et se précipite vers la fenêtre. Elle s’engage à remplir des tâches techniques auxquelles elle est soumise et qui sont contenues dans une procédure professionnelle. La présence d’un patient pourrait la freiner, les suppliques du convalescent ne valent pas tripette. Sourde et muette à l’autre, elle ouvre les rideaux sans rien dire et commence à mettre en place le lit d’à côté. Bouge les meubles, s’active bruyamment dans la salle d’eau. Impossible de somnoler. Le patient dit que la lumière et le bruit le perturbent. « Je dois faire le ménage. » Des impératifs contenus dans un timing l’obligent à tenir ce rythme.
Dans la salle d’un centre privé d’imagerie médicale, où trône l’énorme machine qui permet de réaliser des IRM, l’aide-soignant prépare les éléments. Le patient en petite tenue prévient qu’il préfère passer les pieds d’abord, qu’il est claustrophobe. On lui conseille de passer d’abord par la tête. À peine installé, tiré par une bouffée d’angoisse, il détale comme un lapin de son terrier. Deuxième essai par les pieds. Mal à l’aise, il contient de micromouvements que visualise l’opérateur. Celui-ci surgit de son bocal et le prévient que s’il continue de bouger comme ça, l’examen risque de durer. Ici, point d’application forcenée du prescrit professionnel, juste une aliénation sur l’autel de la rentabilité empêchant l’intersubjectivité qui aurait permis un échange pour une solution douce. Finalement, le patient revient chez lui et découvre tout seul sur Internet qu’il existe des IRM ouverts adaptés à son cas.
Dans un espace de consultation privé, appuyé sur ses coudes et ses genoux, fesses en l’air, l’homme est prêt pour l’examen. Dans le silence du cabinet, deux concentrations, deux intentions, autrement dit, deux oppositions. La proctologue contre le patient. Car, soudain, un touché rectal sans prévenance. « J’aurais préféré que vous m’annonciez la chose » dit le patient. Pas de réponse.
À présent, dans le bureau d’à côté, la médecin remplit l’ordonnance en récitant les points clés de la préparation pour une coloscopie à venir dans une clinique privée. C’est pointilleux, précis, technique. L’interlocuteur pose des questions et se heurte au mutisme de l’experte sans doute trop absorbée par sa tâche. L’homme s’agace et, sur le point de partir, lui lance : « Ça vous arrive d’écouter vos patients ? »
La légitimité de la doctoresse semble trouver appui sur l’assurance d’un protocole si bien établi, si sûr et encadrant que derrière lui disparaît l’humanité d’une autre relation possible et complémentaire.
Quelques jours plus tard, à la clinique, le patient est à l’heure, mais, orienté dans une salle d’attente inappropriée, il est finalement enregistré en retard. Déboulent dans le hall de la clinique, l’anesthésiste et la médecin. Ils invectivent le patient qui finit par quitter les lieux.
Le point commun de ces trois histoires ? Le sentiment d’être considéré comme une marchandise à rentabiliser. Les exemples foisonnent à tous les étages de la société, dans tous les secteurs de l’économie. Le livre de Lise Gaignard, Chronique du travail aliéné, paru en 2015 aux Éditions d’Une, nous montre à quel point la course à la rentabilité gangrène la relation humaine. Une infirmière : « Dans mon service, il ne faut pas que les malades restent plus que deux nuits – sinon, ça encombre. Mais il ne faut pas non plus qu’ils ne restent qu’une seule nuit – sinon, ce n’est pas assez rentable… » Comment faire après ça pour garantir une approche éthique, assurer le bien-être d’une relation humaine ? Quand les évaluations n’ont que les chiffres en référence, l’homme disparaît derrière le soin qui n’est plus que technique.
Jouer à saute-mouton et passer de techniques à procédures, de procédures à dispositifs et finir dans la marmite de l’idéologie. De glissement de terrain à terrain glissant…
Selon Roland Gori [i], « L’inflation des procédures dans le domaine de la psychiatrie comme dans les autres secteurs de l’existence sociale a correspondu au déclin de la loi, à la crise du récit et de l’expérience. La procédure devient autolégitimante ; elle n’accomplit pas la prescription de l’Autorité, elle la remplace ». De procédures à dispositifs, il n’y a qu’un pas.
Désormais, des dispositifs prennent en charge les souffrances physiques autant que psychiques ou sociales, avant que d’autres dispositifs se saisissent de chiffres inhumains, hors sol, pour évaluer le tout. De dispositifs à idéologies…
Il faut ici revenir sur le sens du mot dispositif qui ne désigne rien de précis en soi. Il a la valeur d’un énoncé final, presque d’un qualificatif. Le mot contient l’idée d’un mécanisme arrêté en soi, suffisamment défini pour n’avoir plus à être pensé. Pris dans l’engrenage d’un dispositif, le patient n’est qu’une pièce du puzzle qu’il suffit de mettre en place sans autre développement qu’une application sans critique. Vous allez voir qu’on y vient… mais avant, encore une remarque tellement légère qu’elle en devient lourde de sens. Moi-même un peu sourd et un peu myope n’y avais pas prêté attention avant de les apercevoir. Avez-vous remarqué les publicités qui vantent les avantages de certains produits parapharmaceutiques ? Que ce soit pour des couches, des lunettes ou pour des pastilles idiotes contre la toux, les publicitaires, en avance d’un détournement sémantique utilisent désormais ce mot magique qui laisse croire comme certains politiques telle que M. Tatcher à l’époque, qu’il n’y a pas d’alternative. Le fameux TINA (There Is Not Alternative). Conclusion générale et néanmoins provisoire : « Ceci est un dispositif médical ». Sous-entendu : Rompez ! Nous y voilà.
Prenons l’idéologie médicale des DSM. Acronyme anglais du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux dont la version 5 vient de paraître et dont la critique centrale se focalise sur la re-médicalisation de la psychiatrie, faisant fi de pans entiers de la recherche clinique, loin de la statistique. L’allégeance en la statistique est devenue une idéologie en cela qu’elle accroît l’aliénation des professionnels et des patients, mais en dépréciant le monde de l’intersubjectivité au profit des procédures. « Cette idéologie et ses pratiques discursives transforment toujours plus l’existence ordinaire en marchandise et en spectacle » comme le dit si bien Guy Debord, dans La Société du spectacle.
D’excellents développements de l’idée sont à retrouver dans le livre de Roland Gori dans lequel il rappelle que Jürgen Habermas analyse la technique et la science comme « idéologie » lorsqu’elles constituent, au-delà de leurs fonctions productives de savoir et d’efficacité, un « projet sur le monde ». « Ce type de rationalité technique, qui réduit la Raison à la rationalité instrumentale, pénètre dans les consciences, dépolitise les populations, accroît la légitimité du pouvoir social et politique. Ce type de rationalité détache la conception que la société et les acteurs sociaux se font d’eux-mêmes des dialogues citoyens et des interactions sociales. Il fait place à une auto-réification des hommes, qui se trouvent ainsi soumis aux catégories de l’activité rationnelle par rapport à une fin ». L’idée est à retrouver dans La Technique et la Science de Jürgen Habermas.
Il y a quelque temps, j’aurais privilégié l’hôpital public à la clinique privée. Je pensais qu’en l’absence de rentabilité portée au pinacle, l’hôpital public favoriserait l’humanité du soin. Depuis que les gestionnaires ont pris le pouvoir, tant à l’hôpital qu’à la clinique où ils sont en plus investisseurs, je préfère ne pas être malade. Dans les cabinets privés, la maltraitance est à l’honneur. La médecine est devenue pour beaucoup un commerce. La pharmacie une boutique. Le labo une œuvre marketing.
Pour conclure, l’artiste Moby développait l’idée, dans une interview, qu’on va finir enfermé chez soi grâce à la technique. J’ajouterais volontiers qu’on va finir muré en soi grâce aux dispositifs devenus presque par essence idéologiques. Grâce au progrès ?
------------------- NOTE [i] Roland Gori, Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?, Actes Sud, Babel
Lionel Leroi-Cagniart
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