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Quels mots pour les maux du travail ?

Dernière mise à jour : 13 déc. 2021


 

Article paru dans la revue

Souffrir ?

 

La douleur physique est première sur la longue route de la reconnaissance des maux du travail. La souffrance psychique, elle, ne figure toujours pas dans un tableau des maladies professionnelles reconnues. Il faut se battre encore pour qu’elle soit prise en charge.


Tout se passe comme si on jouait à cache-cache avec les mots. Ne pas les prononcer pour ne pas les entendre et surtout ne pas voir les maux. La visibilité d’une lésion corporelle facilite la comptabilité de la douleur. L’immatérialité de la parole énonçant une souffrance invisible conditionne son abstraction. Sourd et aveugle, une nouvelle compétence au travail ?

Notre position n’est plus tenable.


En 1840, un certain C. Noiret s’adresse Aux travailleurs, à Rouen, dans un texte qu’il publie. « Nous vivons sans savoir ni comment ni pourquoi ; nous pâtissons, nous végétons et nous nous contentons de gémir. […] Nous naissons dans l’indigence, nous vivons dans la misère et nous mourrons dans la pauvreté : notre existence est une longue suite ininterrompue de souffrance, de privations, qu’aucun plaisir, qu’aucune satisfaction ne vient interrompre. […] Nous travaillons 16 heures par jour et 6 jours et demi sur 7 et nous mourons de faim ; nous sommes dans le plus affreux dénuement ; notre misère s’accroît sans cesse ; notre position n’est plus tenable… », cité par J. Le Goff dans Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail de 1830 à nos jours, Rennes, PUR, 2004.


Pour Levinas, dans Le temps et l’autre, « Le contenu de la souffrance se confond avec l’impossibilité de se détacher de la souffrance […] Il y a dans la souffrance une absence de tout refuge. Elle est le fait d’être directement exposé à l’être. Elle est faite de l’impossibilité de fuir et de reculer. Toute l’acuité de la souffrance est dans cette impossibilité de recul. » [1]

Tout est-il dit ? Il semblerait presque.

Trente-quatre ans plus tard et un siècle après la révolution, la loi du 10 mai 1874 interdit complètement le travail des enfants de moins de 12 ans. Le progrès se fait attendre quand il rapporte peu.


La loi du 12 juin 1893 oblige les employeurs à respecter des règles d’hygiène et de sécurité dans les usines et les manufactures, les morts et les estropiés se comptent par milliers et menacent les recrutements dans l’armée. Serait-ce la naissance du cynisme à l’endroit de la protection des travailleurs ? Le progrès s’accélère pour peu qu’il rapporte.

Le 9 avril 1898, les accidents du travail sont reconnus en tant que tels et la loi instaure un régime de « responsabilité sans faute » des employeurs. L’avocate Rachel Saada n’est jamais avare de précisions signifiantes en la matière : l’indemnisation des accidentés est assurée en échange d’une certaine immunité patronale (Manière de voir n° 156 du Monde Diplomatique).

Aujourd’hui, les risques psychosociaux ne font l’objet d’aucune définition juridique ou législative, conséquence directe de la difficulté à les cerner. Sans doute. Peut-être aussi parce que le besoin de matière humaine et son cortège de matériel corporel ne sont pas encore suffisants.


Pour C. Dejours, dans Le corps d’abord, la psychodynamique du travail s’appuie sur la théorie psychanalytique du corps pour faire exister à côté du corps biologique, un corps dit érotique qui éprouve, a peur, s’ennuie, prend du plaisir… Dimensions oubliées dans les tableaux des maladies professionnelles reconnues. À croire que celles et ceux qui ont la charge de les faire évoluer prennent leurs contemporains pour des Martiens ou des êtres de technologie issus de la recherche bionique. À moins que des visées économiques, politiques ou guerrières ne s’imposent en secret et nous échappent. En d’autres termes, tant qu’il n’y a pas de guerre en vue, les estropiés peuvent se compter par milliers sans faire bouger les lignes de la protection sociale.

Aujourd’hui, par leur mort, ces malheureux(euses) convoquent la société tout entière à se pencher sur ce nouveau type de souffrance qu’elle engendre. (C. Dejours. Revue Travailler n° 13).


Pour le moment, le système de classification des maladies professionnelles par tableau montre dans sa construction une certaine forme de rigidité qui rend son accès hermétique aux troubles psychosociaux. La douleur physique demeure la première à être prise en compte au travail. Premier indicateur comptabilisable.

La pathologie somatique, reconnue et prise en charge, apparaît dans les tableaux relatifs aux maladies professionnelles de l’Assurance maladie. La pathologie psychique n’y figure pas. On est aux balbutiements d’une prise de conscience de l’importance de la souffrance psychique au travail.


Une proposition de loi sur le burn-out formulée par François Ruffin à l’Assemblée nationale a été retoquée le 1er février 2018. Elle portait le n° 516 et visait à faire reconnaître comme maladies professionnelles les pathologies psychiques résultant de l’épuisement professionnel. L’exposé des motifs déroulait une succession de témoignages choisis pour illustrer les malaises quantifiables, mais aussi les plus difficiles à quantifier. Après les questions de surcharges de travail, venaient les descriptifs des humiliations et du dégoût que rien ne change dans certaines entreprises, même après un suicide. Ces arguments n’ont pas suffi.

Des maladies connues et reconnues par les médecins du travail en particulier, nommées, classées (dépression, troubles anxieux généralisés, stress post-traumatique…) sont pourtant non-reconnues en dehors des cercles médicaux, a fortiori de ceux qui détiennent le pouvoir de gestion notamment. C’est à une véritable bataille que se livrent certains parlementaires pour la création d’un nouveau tableau de maladies professionnelles permettant la reconnaissance des pathologies psychiques consécutives au syndrome d’épuisement professionnel.


Il semble que la crainte des autorités est de voir émerger dans les requêtes en réparation des plaintes subjectives plus que des faits objectivables. Comme si les mots de la douleur n’exprimaient pas les maux de la souffrance. Encore ce besoin de rationalisme et d’objectivation pour contenir ce qu’on entend pourtant s’amplifier sur les lieux de travail avant qu’il ne résonne dans les prétoires de la justice. La jurisprudence ne fait pas encore état d’une possibilité de réparation de la souffrance au travail dont l’expression n’a pas atteint un point dramatique.

Les employeurs le savent. Ils redoutent la douleur ou la mort du corps employé. Ils savent que sur le versant de la souffrance psychologique, ils n’ont pas grand-chose à craindre tant il est difficile de la faire reconnaître. Pas impossible toutefois. Mais le chemin d’un procès en reconnaissance de la souffrance psychique est parfois lui-même pavé de souffrances additionnelles. Impression d’être des rats au milieu d’un océan d’aveugles et de cyniques.

Faut-il attendre une prise de conscience collective des effets ravageurs d’un libéralisme sauvage pour réagir à la vision d’un champ de bataille jonché de corps sans vie qu’il ne servira plus à rien de compter ?

Les prévisionnistes calculent que, dans un avenir proche, deux millions de Français vont être en arrêt de travail pour maladie ou accident (psychique ou somatique ?). J’ai entendu ça à la radio. C’est grave ?


La solitude psychique est d’abord une solitude affective au sein d’une communauté qui n’en a que le nom.

Aujourd’hui les suicides font le buzz. Des aménagements managériaux à la marge sont concédés. Mais l’hécatombe de la déstabilisation des rapports sociaux continue et s’amplifie. À croire que seule leur mort, la comptabilité, l’addition des corps disparus finira, comme en 1893, par rendre compte d’un manque de main-d’œuvre dans l’armée.

Le plus déprimant est de voir certains salariés se prendre les pieds dans le tapis de la souffrance psychique et s’armer de ressentiments à l’égard de leurs collègues. C’est le cas quand surgit le racisme par exemple ou l’accusation de racisme infondé, symptômes d’une paranoïa situationnelle issue d’une désorganisation et d’un manque de reconnaissance. On peut faire alors le pari d’une démission de la hiérarchie à organiser les relations sociales d’un collectif.

----------------- NOTE :

1. - N. Chaignot Delage et C. Dejours (sous la direction de), Clinique du travail et évolutions du droit, PUF, Paris, 2017.



Article de Lionel Leroi-Cagniart, psychologue du travail, paru dans la revue

Souffrir ?



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