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Photo du rédacteurLionel Leroi-Cagniart

De quoi l’évaluation est-elle le nom ?

Pour sortir de l’impasse de la souffrance, il faut comprendre l’écart entre le travail prescrit et le travail réel, autrement dit le travail vivant. Du dialogue social à l’évaluation, il y a l’épaisseur d’une domination qui ne dit pas son nom.

La loi permet aux faibles d’imposer aux forts. Dixit Alain Supiot, professeur de droit social au Collège de France. Dans les colloques, salons et conférences, les sachants démontrent qu’ils maîtrisent leur sujet. Le public à l’écoute s’ébaudit, admire et applaudit. Mais face à la misère qu’on lui cause, il se trouve fort démuni, atone, aphone, les yeux dans le vague et la pensée triste. Un flou se structure autour d’un vide et les mots se carapatent. Les idées noires, tapies dans l’ombre guettent. Les émotions embrument le cogito. Le travail du psy est de permettre au patient de retrouver le chemin de la raison pour agir. Mais la raison a besoin de biscuits. Si, dans un premier temps, vider le sac des ressentiments soulage, dans un second temps, il faut fournir des munitions. Laisser faire la pensée et voir défiler les mots ne suffit pas toujours à la personne en souffrance pour trouver la sortie du labyrinthe. Surtout dans le noir organisé du néolibéralisme. Entre évaluation et entretien, le désordre du sens et des mots demeure entretenu… Quelques notions en guise d’éclairages seront bien venues. Car, ne pas savoir, ne pas comprendre, c’est risquer d’avoir peur d’être piégé. Et l’on sait à quel point la peur est un frein à la raison tranquille, à l’équilibre des perceptions et favorise un raisonnement vacillant.


Après les émotions, vient donc le temps de la réflexion. Si les contextes sont différents d’un poste à un autre, d’un service à un autre, d’une entreprise à une autre, les notions théoriques contenues dans les livres et entendues dans les conférences sont censées stables tant qu’elles n’ont pas été invalidées. C’est de ces points-là que nous allons partir pour nous extraire de la mélasse. Ils figurent un cadre pour penser ce qui nous arrive quand ça ne va pas. Certains les connaissent, mais beaucoup les ignorent. Nous le constatons tous les jours dans nos cabinets de psychologie du travail.


Prenons deux repères fondamentaux : le prescrit (la tâche à accomplir) et le réel (l’activité inventée pour réaliser le prescrit).

Le premier, le prescrit, c’est ce qu’on vous demande de faire, la tâche qu’on vous prie d’accomplir, souvent sans aucune considération sur les inattendus du réel. Il faudra donc faire preuve d’intelligence et de débrouillardise. Il faudra peut-être même filouter. Le chef ne précise pas comment faire concrètement. C’est souvent : débrouillez-vous !

Le second repère, le réel de l’activité, se niche dans ce : "Débrouillez-vous", dans lequel vous placez tout ce qui fait de vous un professionnel doublé d’un être exceptionnel capable de résoudre des énigmes, d’affronter des impasses, de surmonter des incohérences et finalement, de démontrer que vous maitrisez le sujet.



De quoi l’évaluation est-elle le nom ?


Le travail vivant se situe donc dans l’activité, dans ce que vous mettez d’humanité, de vous-même pour résoudre les difficultés contenues dans le "débrouillez-vous". Pas dans le prescrit, censé vous indiquer ce qu’il faut faire pour réaliser la tâche imposée. Le prescrit se réfère à la valeur comptable de votre travail. L’objectif à atteindre sera la réalisation vendue, qui rapportera de l’argent au sens large, donc même à l’hôpital. Vous serez noté, évalué sur votre contribution économique, le résultat objectivable. Pas sur ce que vous avez mis en place pour y parvenir. Pas sur ce que vous avez investi de vous-même et demeuré invisible aux béotiens qui vous ordonnent un vague et volontairement flou "débrouillez-vous". Nous ne sommes que des unités de production à qui on fait croire que la valeur cardinale de la vie n’est que comptable.


Petit détour par la "valeur travail" chérie par les tenants politique d’une retraite à 64 ans ou plus. La double acception du mot valeur brouille les cartes d’une analyse à ne pas faire pour continuer d’enfumer. Dans le travail, deux valeurs se côtoient : la valeur comptable et la valeur humaine. Ça, le politique ne le précise pas. Mais nous savons bien que l’important pour les dirigeants néolibéraux qui nous gouvernent, est de casser l’état social au lieu de favoriser son développement. Haro sur les moyens de l’éducation, du soin et de la culture. Vive la finance dévolue aux faiseurs de bénéfices au détriment du lien social, de la santé et de la connaissance.

Les abus de langage permettent un jeu de dupe à grande échelle (sans pompier). Le politique est au service d’une gouvernance par les nombres. Le primat de l’humain peut aller se faire voir. La main d’œuvre est dirigée de biais et l’entretien annuel, tout comme l’évaluation individuelle notamment, figurent le bras armé d’une logique néolibérale. Il sera impossible de s’en extraire sans quelques repères conceptuels pour discuter, contredire, voire invalider les actions qui malmènent le travailleur.


Les lois Auroux visaient le dialogue social. Les entreprises ont détourné l’objectif initial en moyen de contrôle et de domination. Sous couvert de causerie entre amis, histoire de ne pas éveiller les soupçons, le N+1 est chargé de veiller à ce que l’entretien annuel passe pour une conversation au coin du feu. Il n’en est rien et chacun devine l’entourloupe.

Prenons un support d’entretien remis au salarié. Ce dernier est tenu de s’auto-évaluer par écrit avant le rendez-vous formel. Ce document recèle une mine à ciel ouvert d’exemples pour réfléchir au sens de la démarche imposée.

"Entretien annuel d’activité". D’activité ? Vraiment ? Depuis longtemps, l’entreprise s’ingénie à reprendre les termes de la recherche pour les détourner. Pour les universitaires dans le champ de la psychologie du travail, l’activité représente l’investissement subjectif du salarié, son intelligence, sa débrouillardise, voire ses ruses et ses savoir-faire non prescrits pour atteindre l’objectif de production requis. C’est dans l’activité que se loge le travail invisible aux hiérarchies. Elle se distingue de la tâche, simple réquisit formel visible et quantifiable. Que désigne donc l’activité pour le manager chargé de vous évaluer ? En l’absence de réponse claire, les dés sont pipés. Chacun s’engage dans une voie sans issue, voire un dialogue de sourd. Et d’ailleurs, chacun ressent bien le malaise que génère cet entretien annuel, qui plus est, souvent confondu avec l’entretien d’évaluation. Il fait peur parce qu’on ne sait pas où on va. Seule certitude : le rapport de domination se renforce.


Que penser du support d’où sont extraits ce florilège d’arguties compassées ?


Vous pourrez préciser dans la zone de commentaire pour chaque objectif fixé ou activités/missions significatives réalisées vos points de satisfaction, les éventuelles difficultés que vous avez rencontrées, les compétences que vous avez mises en œuvre/développées, ce que vous auriez pu faire différemment et votre auto-évaluation quant à l’atteinte des objectifs fixés ou des attendus de l’activité/mission réalisée.


Attardons-nous sur le sens des mots.

"Vous pouvez préciser…" nous n’y serions donc pas obligés ? Ça laisse le loisir de ne pas aller plus loin. Alors, pourquoi y aller ? Vous connaissez la réponse : ce sera mal vu ! Nous sommes donc bien dans un rapport de pouvoir qui se cache, se défile et joue sa partition à bas bruit.

Quelles sont les frontières entre : objectif, activité et mission ? En l’absence de clarté, vous risquez de répondre de travers à leurs questions par le prisme de votre position de subordonné. Ne pas savoir de quoi on parle entretiendra une confusion qui pourrait bien tourner à votre désavantage selon l’interprétation qui en découlera.

Difficultés rencontrées et compétences développées… voilà qui va plus loin dans l’effeuillage de vos fragilités supposées. En quoi les difficultés rencontrées seraient-elles un atout dans une évaluation qui n’a rien de conviviale ? A quoi pourraient servir les compétences développées signalées à l’entreprise alors qu’elles n’y ont pas toujours été à l’origine ? Déclarer qu’on aurait pu faire différemment pourrait signer votre incompétence à vous adapter. Et enfin, comment concevoir ce désir suspect de la part de la chefferie, de vous voir vous auto-évaluer sur des objectifs qui ne sont pas les vôtres puisqu’ils sont définis par la dimension comptable de votre travail ?

Le document est truffé de révélations renversantes. On y trouve par exemple cette question : Comment évaluez-vous votre capacité à exercer votre droit à la déconnexion ? J’aurais bien envie de répondre : Mais bande de pignoufs, vous avez l’obligation de me fournir les moyens de ce droit à la déconnection. A vous d’évaluer votre capacité à me fournir ce moyen ! A moi de juger de l’efficacité de vos procédures adorées.

On voit bien à quelle point le dialogue de sourd est organisé pour favoriser un rapport de domination contenu dans une servitude involontaire.


Il est écrit que : l'objectif de cet exercice doit être SMART : Spécifique, Mesurable, Ambitieux et Atteignable, Réaliste, Temporellement défini. Autrement dit : intelligent, élégant, raffiné. Les gros sabots sont de sortie…


Avant de compléter une trame d’entretien annuel balisée de manière sournoise, je demanderais qu’on me précise de quoi l’évaluation est le nom ? Et surtout, les intentions d’évaluation concernent-elles le prescrit ou le réel, la tâche ou l’activité ? Sans ce minimum, je ne saurais me soumettre intelligemment, élégamment, délicatement. Bon courage aux manageurs !


Lionel Leroi-Cagniart, Psychologue du travail, Membre du réseau Souffrance et travail.com pour la revue


Pratiques.fr n°101 (Les cahiers de la médecine utopique) de juin 2023.



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