Les Belles Lettres, un joli nom jamais trahi. L’éditeur bien inspiré vient de publier le livre du psychanalyste Yann Diener : LQI, Notre Langue Quotidienne informatisée. Et nous le serions tous de lire ces pages en urgence.
Petit, mais pas des moindres, ce livre de cent pages surprend par sa densité. L’auteur explore la manière dont notre langage est colonisé depuis quelque temps par des formes de communication issues de l’informatique et qui amenuisent fortement nos capacités d’échanges par la parole. Diener s’agrippe à l’étymologie des termes qu’il emploie pour nous dire l’épaisseur, la profondeur, le danger même de ce qui nous transforme et modifie nos échanges, nos perceptions, nos rapports sociaux.Je regrette juste qu’il n’ait pas pensé à Vygotski…
La démonstration débute avec ces mots de passe et ces identifiants qui envahissent nos vies et se multiplient à l’infini au point qu’on les oublie comme autant d’actes manqués. Il n’en fallait pas plus pour établir un lien avec ce qu’a développé Freud dans son livre Psychopathologie de la vie quotidienne. Au point d’en venir à écrire qu’on ne pourra bientôt peut-être plus « faire la différence entre la parole et la communication dont se contentent les abeilles, les ordinateurs et les DRH. »
Yann Diener émet l’hypothèse que « l’omniprésence du codage est la marque d’un traumatisme ». En linguistique, rappelle-t-il, « on différencie la parole et le code du langage ».
Après ce hors-d’œuvre intellectuel, l’auteur se tourne du côté de l’histoire pour visiter le parcours d’Alan Turing, le premier à écrire un programme informatique et surtout célèbre pour avoir cassé le code nazi de la machine Enigma réputé inviolable. « Code nazi » étant un
raccourci pour : « le code que les nazis utilisent pour crypter leurs communications ».
« Quand on dit : “je n’ai pas les codes”, c’est aussi pour indiquer qu’on est mal à l’aise avec un certain groupe social », rappelle Diener. Et d’ajouter : « Sommes-nous plus à l’aise avec le nazisme depuis que nous avons saisi le code nazi ? »
Aujourd’hui, il y a des codes partout et pour tout, constate Diener. Pour preuve : le même système est utilisé pour coder le DSM (Diagnostic and Statistic Manuel of mental disorders) et les surgelés Picard. Par exemple : 14.5 = trouble psychotique = 12 boulettes de viande hachée ou bien : 40.1 = phobie sociale = potage lyonnais. Étonnant, non ? Et la démonstration se développe jusqu’à l’énigme que le sphinx pose à Œdipe dans les temps reculés de l’Antiquité grecque, dans la région de Thèbes,en Béotie.
Aujourd’hui, nous dit Diener,nous croulons sous des montagnes de savoirs et d’informations, mais cela ne nous empêche pas de fermer les yeux sur quelques vérités brûlantes,et d’alimenter notre passion de l’ignorance en organisant un épais brouillard linguistique. L’histoire de l’informatique est fondatrice de notre époque d’obscurantisme hi-tech. « Cette technologie, qui organise tous les secteurs de la vie humaine, trouve certaines de ses racines dans la paranoïa nazie. »…
« Nous codons de plus en plus et nous parlons de moins en moins. »
Le codage pur fait barrage au second degré et empêche les mots d’esprit. En guise de raccourci : Sigmund Freud avait inventé un dispositif pour déchiffrer le langage de l’inconscient et Alan Turing une machine pour chiffrer la réalité. Quant à Champollion, en déchiffrant les hiéroglyphes, en saisissant la prévalence du signifiant sur le signifié, il a fait une syncope ! C’est que la chose a son importance ! Comme la richesse de ce livre.
C’est qu’on en voit défiler du monde dans les pages de Monsieur Diener. Barthes, Lacan, Bourdieu… on dirait que l’auteur ne se lasse pas de tirer les fils de ses associations.
Après la guerre,Turing poursuit son aventure aux États-Unis où il code la voix pour mieux la transporter. De son côté, IBM demande conseil à un philologue français, Jacques Perret, pour nommer cette chose qu’on appelle un ordinateur. C’était hier, en 1955.
« L’informatique est née et s’est développée dans le champ du langage.» Sur un ton primesautier, Diener ajoute : « Tiens, ça me rappelle que Victor Klemperer, l’auteur de LTI, cette étude majeure sur la construction de la langue du IIIe Reich, était lui aussi philologue. » Dès l’accession d’Hitler au pouvoir,il consigne dans son journal les changements que le régime impose au sens des mots. Son livre permet de comprendre comment la langue allemande, par la langue du IIIe Reich, a été réduite à un outil de domestication politique.
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Yann Diener, LQI, Notre Langue Quotidienne Informatisée, éditions Les Belles Lettres, février 2022.
Une note de lecture de Lionel Leroi-Cagniart, psychologue du réseau Souffrance et Travail.com, pour la revue Pratiques. "Cahiers de la médecine utopique" n°97. Avril 2022
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